Je n’aurais même pas publié un article par mois en 2016, et je termine l’année avec un simple billet d’humeur, presque un règlement de comptes. Tout a commencé avec le podcast sur la chaîne Nolife que j’ai enregistré cet été, et dans lequel nos prestigieux invités illustrent leur volonté de parler du jeu vidéo sérieusement en bannissant le terme « opus » parce qu’il provient de la musique. Je dois avouer que ça m’a un peu vexé sur le moment car, même si je ne l’emploie pas énormément, il m’est sans doute arrivé de le faire après avoir été à court de synonymes… Et puis plus tard, sur Facebook, alors que des connaissances débattaient au sujet d’une émission dédiée à Final Fantasy – probablement cet épisode de BiTS – on a eu droit aux habituelles critiques sur les approximations et la vulgarisation des chaînes publiques. Et quelqu’un a dit quelque chose du genre : « Heureusement, ils n’ont pas utilisé le mot opus », ce qui a immédiatement fait acquiescer une personnalité bien connue du monde du jeu vidéo, célèbre pour son amour du RPG japonais qui n’a d’égal que sa grossièreté. L’archétype du taliban qui menace de mort la moindre approximation, alors que son dossier sur Final Fantasy VI dans un mook renommé n’est pas dénué d’erreurs et d’arguments très discutables… Bref, tout cela m’a encore plus donné envie de vérifier s’il y a bien erreur.
Journaliste est un métier difficile, d’autant qu’il regroupe en fait deux corps de métier à mon avis très différents : le travail d’investigation, de recherche, et celui d’écriture (de critique dans le cas de la culture). Le premier est sans aucun doute le plus délicat, mais le second n’est pas simple non plus quand on est lu par des brachycérophiles. Le journaliste étant en général amené à décortiquer un seul et même sujet dans un article, il doit nettement plus lutter contre la répétition que le romancier lambda. D’où le goût de la profession pour les métonymies, les synecdoques et autres synonymes comme par exemple, pour ne pas avoir à répéter « Nintendo », des formules comme « la firme de Kyoto », « le petit artisan », « le constructeur », voire des néologismes comme « le consolier ». Et même l’auteur qui aurait du vocabulaire n’est pas tiré d’affaire, parce qu’un usage trop appuyé de ces synonymes, lorsqu’il devient systématique avec des permutations circulaires entre les différents termes, en devient très embarrassant. J’ai d’ailleurs une pensée pour Florent Gorges, dont le travail sur l’Histoire du jeu vidéo est incontestable, qui n’hésite plus à employer des termes comme « logiciel » ou « cassette » qui m’auraient encore fait bondir il y a quelques années. Et pourtant, aucun des deux n’est incorrect ; c’est en fait une question purement psychologique.

Si vous ne vous souvenez pas, cf. deux paragraphes plus bas…
En effet, l’un et l’autre sont des termes qu’employaient souvent nos parents pour parler de « jeux » et de « cartouches » respectivement, et comme ils n’y connaissaient pas grand-chose, leur utilisation par un spécialiste a quelque chose de surprenant. Mais il se trouve que « cassette » est justement le terme dédié pour les Japonais, ce qui rend instantanément hip ce mot encore jugé comme ringard dans les années 1990. Si ça se trouve, d’autres expressions comme « jeux de café » ou « tableau » reviendront à la mode même si ce dernier, hérité de la peinture (tiens, tiens…), avait plus de sens à l’époque des niveaux en écran fixe. Mais qu’on le veuille ou non, la langue évolue et il faut faire avec. Et après tout, en quoi « opus » est-il un terme musical ? Dans mon vieux Robert en six volumes de 1959, on nous rappelle bien entendu qu’il s’agit simplement du mot latin pour « ouvrage », un terme tout ce qu’il y a de plus général, même au-delà de la sphère artistique. Alors il est vrai que le dictionnaire ne donne ensuite que son utilisation dans le domaine musical mais, juste après, on a les définitions des termes « opus citatum (op. cit.) » ou « opuscule » qui sont presque exclusivement employés dans la littérature ! Wikipédia, quant à lui, nous propose « Opus est le mot latin pour ouvrage ou œuvre. Il est utilisé dans plusieurs domaines, notamment en architecture et en musique. »
Si l’on bascule en anglais, c’est encore pire, puisque l’on est renvoyé à la page de Work of art qui signifie simplement « œuvre d’art », et le mot « opus » n’apparaît qu’une seule autre fois, pour « magnum opus » qui est traduit par « chef d’œuvre » sans la moindre considération sur la discipline. Il ne faut pas oublier qu’une langue se construit sur plusieurs siècles. Certes, il est courant que des termes très vagues en grec ou en latin (et même dans des langues étrangères comme « people » en anglais) gagnent un sens beaucoup plus spécifique en français. J’aime bien aussi l’exemple du mot « arbeit » qui signifie simplement « travail » en allemand mais qui désigne en japonais (« arubaito ») un petit job, du travail temporaire – la sécurité de l’emploi n’est clairement pas la même en Allemagne et au Japon ! Néanmoins, la langue française est-elle même très ancienne, et a été construite à une époque où la technologie n’était pas la même. C’est pourquoi on utilise beaucoup de mots étrangers pour désigner certains appareils (les smartphones) mais on a quand même, auparavant, dû élargir le sens de certains mots. N’oublions pas que « console » et « cassette » désignent à l’origine un meuble et une petite boîte respectivement… D’ailleurs, devrait-on bannir l’utilisation du mot « écurie » dans la Formule 1 sous prétexte qu’il était initialement utilisé pour les chevaux ?
Dans le même genre, doit-on interdire aux gens de saupoudrer (« poudrer de sel ») du sucre ? Les deux premières (et les seules) fois que j’ai entendu le mot « incunable », c’était dans le domaine du cinéma. Il était employé pour désigner des classiques oubliés du tout début du Muet, et quand j’ai voulu rechercher sa signification, je n’ai trouvé que son sens premier, lié aux livres. Un incunable est en fait un livre imprimé avant le premier janvier 1501 et donc, bien que cette date soit reconnue comme totalement arbitraire, cela correspond donc à la préhistoire de l’imprimerie moderne. Mais à la manière d’opus, les origines étymologiques du mot n’ont rien à voir avec la littérature puisqu’il signifie en latin « les langes d’un nouveau-né ». Voilà pourquoi il me semble tout à fait pertinent de généraliser le terme à toute œuvre primitive d’un art, Tennis for Two et autres Spacewar! étant donc par exemple les incunables du jeu vidéo. Au fond, il ne s’agit que d’une simple figure de style (une catachrèse pour être exact), l’un de ces nombreux abus de langage qui ont paradoxalement permis son enrichissement. Alors avant de vous donner de l’importance en jouant les garants de la langue française, essayez déjà de ne pas employer (au hasard !) « beat them all », invention d’un journaliste français nul en anglais, et qui n’a aucun sens quelle que soit la langue.