Le son qui venait des chiottes

Concert de New Order au Ukrainian National Home de New York, le 18 November 1981

Ceux qui me connaissent savent que, musicalement, je ne jure (quasiment) que par New Order, et ceux qui me lisent régulièrement doivent également l’avoir remarqué même si je n’ai jusqu’ici publié qu’un seul article véritablement consacré au groupe, à l’occasion de la sortie de leur nouvel album en 2015 – toujours le dernier en date. Et comme je suis encore convaincu qu’il n’y a rien de plus subjectif que la musique et que tout ce que je peux raconter ne vous fera pas changer d’avis sur eux, cela faisait longtemps que j’hésitais à publier ce texte sur les particularités du son de New Order. Car même s’il y en a probablement beaucoup d’autres dans l’Histoire de la musique, ne connaissant hélas pas grand-chose à part cela, c’est pour moi le seul exemple de groupe dont le style suit un concept simple à expliquer et dont la genèse est connue. Cela dit, toutes leurs chansons ne le suivent pas, et on peut même dire qu’ils s’en sont pas mal éloignés depuis leurs débuts, bien que ce soit également parce que le genre s’est démocratisé au point de devenir assez anodin. Et puis ce ne sont pas vraiment des théoriciens et, comme bien souvent, beaucoup de leurs inventions ou particularités sont plus ou moins accidentelles ou bien nées de contraintes bassement techniques.

J’ai d’ailleurs envie de débuter par deux exemples de ces particularités, l’une bien connue et l’autre beaucoup moins, alors qu’elle est tout aussi structurante, si ce n’est davantage, de leur musique. La première, c’est bien évidemment l’utilisation de la basse mélodique, qui n’est pourtant pas présente dans tous leurs morceaux (et même pas dans le plus connu, Blue Monday), notamment à leurs débuts mais également sur le dernier album… Néanmoins, c’est souvent ce qui permet de les reconnaître au premier coup d’oreille – si ce ne sont pas ces vilains copieurs de The Cure (vieille querelle). La légende dit, et elle est facile à croire, que l’ampli que le bassiste Peter Hook avait acheté bon marché à son prof était si mauvais qu’il était obligé de jouer plus aigu pour que le son de l’instrument ne soit pas couvert par la guitare de Bernard Sumner. La seconde, c’est que ce dernier n’était vraiment pas motivé à devenir le chanteur du groupe au décès de Ian Curtis, et c’est assez flagrant lors des premiers concerts… Mais là où ça a un impact sur la musique et pas seulement la nonchalance de son chant, c’est que pendant longtemps il n’a pas été capable de jouer de la guitare et de chanter en même temps. Ce qui a motivé la mise en avant de la basse à la mélodie, d’une part, mais ce qui explique pourquoi la guitare intervient souvent en solos après chaque refrain.

On en a un très bon exemple dans Temptation, souvent considérée comme l’une des meilleures chansons du groupe, et qui clôt ci-dessus un célèbre concert de 1981 à New York (disponible en DVD mais qui a récemment été mis en ligne sur la chaîne YouTube officielle du groupe). Et cette version primitive du single qui sortira en 1982 est aussi une parfaite illustration de l’innovation musicale de New Order, avec son prédécesseur Everything’s Gone Green (1981) – a priori la première fois que boîte à rythme et séquenceur étaient synchronisés, mais j’ai pas tout compris… Car ce qui m’intéresse ici, c’est la raison d’avoir mélangé rock et musique électronique de manière aussi marquée, et cette idée trouve son origine dans une boîte de nuit oubliée de Manchester, le Pips. Si cet article rappelle son importance pour la musique, car c’est notamment là que le groupe Warsaw est devenu Joy Division, il n’explique pas que c’est dans les toilettes du club qu’il a créé son futur son. Comme beaucoup d’établissements du genre, il proposait plusieurs salles (quatre semble-t-il) pour autant d’ambiances. L’article évoque surtout la salle Roxy fréquentée par la scène montante du punk des années 1970, et précise d’ailleurs qu’elle se trouve « derrière » la salle dite « commerciale ».

Mais l’élément manquant, la clé de l’énigme musicale, ce sont les toilettes qui se trouvent entre les deux. Ainsi, lorsqu’on allait uriner, on entendait du disco dans une oreille et du rock dans l’autre, et les membres du groupe se sont ainsi rendu compte que, parfois, le mélange rendait bien. C’est ainsi que, sur Everything’s Gone Green (1981) et Temptation (1982) tout particulièrement, ils vont accompagner la chanson d’une boucle électronique comme en composait Georgio Moroder pour Donna Summer, et l’influence est flagrante dès les premières notes de Our Love (1979) ci-dessous. Mais ce morceau est encore plus matriciel car c’est aussi lui qui est à l’origine de « l’accident » qui a donné naissance au hit le plus connu du groupe, Blue Monday (1983). Initialement, ce devait être un morceau instrumental car, le groupe devant faire des concerts de plus en plus longs à leurs corps défendant, ils voulaient programmer une musique longue jouée automatiquement afin de pouvoir se barrer plus tôt (cf. leur manière de s’éclipser les uns après les autres à la fin du concert ci-dessus)… Cela dit, si Stephen Morris prétend qu’il a créé le rythme de la chanson en voulant essayer (en vain selon lui) de recréer celui de Our Love, je trouve qu’il l’a au contraire parfaitement reproduit – écoutez les refrains à partir d’1′30″ par exemple. Quoi qu’il en soit, Blue Monday ne se limite clairement pas à ça, même s’il fait partie de ces tubes touchés par une grâce mystérieuse.

Bref, comme les meilleures idées, c’est donc dans les toilettes qu’est né le disco-rock, un genre qui, à l’instar de beaucoup d’autres dans la musique comme ailleurs, a paradoxalement disparu au fur et à mesure qu’il s’est démocratisé… Disons que les deux extrêmes du disco et du rock se sont rapprochés de plus en plus, donnant l’électro-pop voire simplement la pop, puisqu’il y a de l’électronique et des guitares dans (quasiment) toutes les chansons d’aujourd’hui. Et c’est aussi vrai de New Order, et le biographe de Bernard Sumner reproche d’ailleurs à beaucoup d’albums comme Brotherhood (1986) de réunir les morceaux rock sur une face du vinyle et les morceaux dance sur l’autre. Mais bizarrement, ce même auteur est totalement passé à côté d’un exemple plus récent, I Told You So sur l’album Waiting for the Sirens’ Call (2005). Tandis que j’en connais qui l’ont snobé juste parce que ses accords évoquent vaguement Thriller (1982), lui a moqué la rythmique ressemblant à du Ace of Base… Pourtant, Sumner explique dans le livre pourquoi cette piste débute par le son d’une recherche de fréquence de radio, car il lui arrive souvent, en bateau, de se retrouver entre deux. D’où le concept de la chanson qui débute comme du reggaeton, et dans laquelle arrivent progressivement une guitare et un tambourin tout droit sortis du Velvet Underground.

Hélas, il semble que le morceau ait été vraiment incompris, car lorsque le groupe a sorti l’album Lost Sirens (2013) bien plus tard, composé en fait de titres enregistrés dans la même session que Waiting for the Sirens’ Call (2005) mais mis de côté pour sortir plus vite (en vain) un nouvel album, comme je l’expliquais plus en détail dans cet article, ils ont complété les sept inédits avec une nouvelle version d’I Told You So, cette fois 100% Velvet Underground. Ce qui revient à sortir un montage alternatif de Freddy vs. Jason (2003) mais sans Jason… Enfin en gros, quoi. Vous m’avez compris. Ou pas. Tant pis. Merci quand même.

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