El Dorado, Level 3 : Herzog × Crichton × Lovecraft

Aguirre, La Colère de Dieu (Werner Herzog)

Superbe visuel tiré d’une affiche d’Aguirre, La Colère de Dieu (Werner Herzog)

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Comme je le disais à la fin de mon précédent article, c’est souvent la frustration liée au fait de ne pas pouvoir transcrire visuellement mes idées qui me démotive. Mais au-delà des graphismes, c’est aussi et surtout une question de direction artistique, d’univers, de sekaikan pour prendre un terme japonais à la mode. Lorsque le jeu présente d’emblée un contexte et des personnages riches et originaux, les idées s’accumulent en effet boule de neige et il est plus facile de rester motivé. De même qu’on peut créer un gameplay inédit en fusionnant deux genres rebattus, on peut bâtir un univers original en multipliant les sources d’inspiration. C’est ce que j’ai essayé de faire avec El Dorado qui fait partie de ces projets pas si anciens, mais qui ont eu le temps d’agglomérer diverses influences, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma. Mais il me faut tout de suite préciser qu’à l’origine, c’était une idée de long-métrage – bien entendu irréalisable avec mes faibles moyens – puisque je viens de l’audiovisuel. Et d’ailleurs, sa source d’inspiration première est Aguirre, l’un de mes films préférés. Ce film signé Werner Herzog en 1972 conserve encore aujourd’hui un style unique.

Pour faire court, il atteint une sorte d’équilibre parfait entre un côté documentaire, qui lui donne des airs de found footage tourné au XVIème siècle, et un côté pictural et onirique qui survient souvent de manière inattendue. Évidemment j’aimerais bien faire un film comme ça, mais un simple remake serait vain d’où l’idée de le fusionner avec d’autres idées comme l’a souvent fait mon cinéaste préféré, Brian De Palma, qui a par exemple combiné Faust et Le Fantôme de l’Opéra pour faire Phantom of the Paradise, et dont plusieurs thrillers mêlent deux films d’Hitchcock (Obsession = Marnie + Vertigo, Pulsions = Psychose + Fenêtre sur cour, Body Double = Fenêtre sur cour + Vertigo, etc.). C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’un film fantastique se déroulant dans un cadre historique, à la manière du Treizième Guerrier, dont le concept est plus clair dans le roman de Michael Crichton. Inspiré par Beowulf, la fameuse légende médiévale, l’écrivain s’est dit qu’une telle histoire pourrait être basée sur des faits réels déformés avec le temps. Par exemple, la légende des sirènes pourrait être née parce que des marins ont un jour (mal) aperçu les silhouettes blanches de phoques en plein océan.

Eaters of the Dead (Michael Crichton)

L’une des couvertures de Eaters of the Dead (Michael Crichton)

Ainsi, le roman débute comme le manuscrit authentique d’Ibn Fadlân, le seul (?) témoignage que l’on ait sur les mœurs des vikings, et évolue ensuite en conservant le même style (hélas mauvais !) pour raconter une histoire de monstres anthropophages – en fait des hommes de Néandertal qui auraient survécu… Dans le même esprit, et comme certains se demandent si les légendes des dragons ne proviennent pas de dinosaures ayant résisté à l’extinction, je me suis dit qu’une expédition de colons espagnols pourrait être confrontée à un dinosaure à plumes, à qui les Incas feraient des sacrifices. Hélas, le serpent à plumes appartient en fait aux cultures aztèques et mayas, plus au Nord, mais les croyances des Incas sont en fait mal connues parce que leur civilisation était déjà quasiment éteinte quand les Espagnols sont venus les évangéliser… Or il y a déjà eu beaucoup de films de monstres et je crains que cela soit tel quel encore un peu léger, même si le concept même d’un film d’horreur de type found footage dans un contexte historique est a priori assez original. Mais je me suis dit qu’il était sûrement possible d’aller un cran plus loin dans le fantastique…

C’est là qu’intervient Lovecraft. Déjà, il existe des légendes d’extraterrestres aussi bien chez les Incas que les autres civilisations précolombiennes – c’est ce qui expliquerait notamment leurs constructions en énormes blocs imbriqués comme un puzzle. Ayant lu à peu près toute son œuvre, j’ai notamment été marqué par La Malédiction de Yig et Le Tertre, deux nouvelles qu’il a en réalité écrites pour Zealia Bishop, mais dont le réel auteur est assez évident ! Les deux se déroulent dans le Sud des États-Unis, près de la frontière mexicaine, et baignent dans une mythologie amérindienne voire précolombienne. La première (excellente) évoque déjà une divinité de serpent géant, Yig, comparée à Quetzalcoatl. Mais la seconde, qui est quand même considérée comme faisant partie du cycle de Cthulhu, aborde carrément le mythe de l’Eldorado à travers une cité d’or souterraine cachée sous le tertre éponyme. Le récit est un peu handicapé par sa prémisse de fantôme indien imposée par Bishop, mais il rejoint des théories certes farfelues mais bien réelles sur une connexion entre les civilisations précolombiennes et les extraterrestres, proche du Cauchemar d’Innsmouth.

Illustration de Yig par Patrick McEvoy

Illustration de Yig par Patrick McEvoy

En effet, déjà dans cette dernière, les habitants d’un petit village côtier utilisait un médaillon (figurant une svastika figurez-vous – la nouvelle datant de 1936) pour établir un marché avec une divinité. Certains pensent qu’il s’agit de Dagon, déjà mentionné dans une courte nouvelle bien plus ancienne, mais l’histoire n’évoque qu’un « Ordre de Dagon » et cela pourrait aussi bien être Cthulhu. Quoi qu’il en soit, les villageois sont récompensés par leur idole en trouvant de l’or dans leurs filets de pêche, mais se transforment peu à peu en hommes poissons… On peut donc tout à fait imaginer que les Incas aient obtenu leurs (prétendues) cités d’or en échange de sacrifices rituels et Cie. Il faut en plus savoir qu’ils pratiquaient les déformations crâniennes pour se donner un style… Bref. Tout cela ne donne pas forcément un bon jeu, mais pose les bases d’un sekaikan original et motivant. Ce terme japonais, que j’ai déjà employé dans mon précédent article, est l’obsession de John Szczepaniak, l’auteur de l’épais The Untold History of Japanese Game Developers, que je lis actuellement. Et chaque intervenant interrogé au sujet de ce terme en donne une définition différente.

On peut le traduire par « univers » ou « background » mais plusieurs insistent sur le fait que c’est un terme ayant plus trait à la narration qu’à la direction artistique. Yoshiro Kimura (Little King’s Story) va même jusqu’à dire que « c’est la plaie du jeu vidéo japonais » d’autant qu’il n’apprécie pas les RPG. Il me semble que la meilleure traduction est la « bible » d’un jeu comme on emploie ce terme pour les séries, c’est-à-dire l’univers précisé jusqu’aux détails que le joueur ne percevra pas forcément, comme la langue et la culture des personnages. Une série comme Panzer Dragoon est donc un excellent exemple de sekaikan travaillé qui n’a pas uniquement servi à concevoir un RPG ou un jeu d’aventure. Même dans les épisodes classiques, on ressent l’originalité et la cohérence de cet univers, qui pioche pourtant son inspiration ailleurs (Moebius). Et c’est vraiment l’un des points forts des Japonais, mais peut-être parce que leurs créations ont un caractère exotique pour nous ; car les univers des jeux occidentaux, même très détaillés, ont souvent tendance à être truffés de clichés, parfois handicapés par un trop grand respect de leurs références, culturelles ou historiques.

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