
Illustration de mon édition Folio hélas introuvable de Crime et châtiment
Cela fait plus de deux mois que je n’ai pas publié d’articles – et encore, le dernier était un peu particulier – mais il faut dire que je n’ai plus beaucoup d’idées hormis d’énièmes textes consacrés à la 3D. J’ai notamment en stock un article sur quelques Blu-rays, ou encore le vague projet d’un droit de réponse au Fossoyeur de Films, mais plus ça va, moins ça intéresse de monde… Je tente donc quelque chose d’un peu différent, avec ce qui sera sans doute mon unique entrée dédiée à la littérature. Il faut dire que cet article reprend des choses que je rumine depuis des années, mais que je n’ai jamais eu l’occasion de mettre à l’écrit, or le blog est bien là pour ça. Donc, pour ceux qui l’ignorent, mon roman préféré reste à ce jour, je pense, Crime et châtiment (1866), signé par ce qui est assurément mon écrivain préféré, Fiodor Dostoïevski. Maintenant, je dois avouer que je ne l’ai lu qu’une seule fois, et il y a plus de quinze ans, et non seulement j’ai dû oublier des choses, mais surtout, mon interprétation à l’époque était peut-être faussée par mon manque de connaissances par rapport à ce que je suis aujourd’hui. Mais c’est précisément ce dont je veux parler ici, en quoi ma vision (juste ou pas) du livre diffère d’une bonne partie de la culture populaire.
J’ai commencé à m’en rendre compte à la sortie de BioShock (2007), alors que les sites français Gamekult et américain Gamespot citaient tous les deux le roman de Dostoïevski pour justifier le caractère « chef d’oeuvresque » du jeu. Et cela m’a profondément agacé, car même si je ne savais pas à l’époque à quel point le titre me décevrait deux ans plus tard, j’avais vraiment du mal à voir le rapport entre un FPS steampunk et un classique de la littérature russe. Or malheureusement, à la manière dont Rembrandt est souvent réduit à la technique du clair-obscur, de nombreux romans sont simplifiés en une analyse générale que l’on pourrait trouver sur une fiche de lecture pour collégiens – et encore, la page Wikipédia française va bien plus dans le détail. Alors oui, un roman, en particulier quand il est russe, c’est assez long et beaucoup préfèrent se contenter de résumés plutôt que de lire la chose en entier. Mais le souci, dans le cas présent, est que systématiquement, les gens réduisent Crime et châtiment à une seule idée, qui est pour moi plus une simple caractérisation du protagoniste, Raskolnikov, qu’un véritable message communiqué par l’auteur. Mais essayons tout d’abord d’expliquer ça de manière encore plus concise que Wikipédia…

Le crime, c’est plutôt d’avoir comparé BioShock à Crime et châtiment…
Crime et châtiment, c’est l’histoire d’un ancien étudiant sans le sou qui décide d’assassiner l’usurière à qui il vient de vendre son dernier bien, la montre de son père. Et avant même d’avoir fini le livre, mon interprétation était que « le vrai châtiment de Raskolnikov n’est pas le camp de travail auquel il est condamné, mais le tourment qu’il endure tout au long du roman. » Et je ne mets pas des guillemets parce que j’ai la grosse tête, mais parce que je viens de trouver cela sur Wikipédia, preuve que je ne suis pas le seul à voir le roman comme cela. Mais peut-être parce que le livre leur est tombé des mains, beaucoup ne semblent en retenir que le début, qui explique la motivation de Rodion Romanovitch à commettre son crime. Pour faire simple là encore, ce dernier cite beaucoup Napoléon qui n’a pas eu peur de répandre le sang pour diffuser la civilisation. Et du coup, cela le conforte dans l’idée qu’assassiner une méchante usurière n’est pas si grave. Mais pour moi, tout ceci ne sert encore une fois qu’à caractériser ce personnage, à la fois arrogant et idéaliste, et à motiver le crime, puisque le lecteur aurait beaucoup plus de mal à s’identifier à un tueur sadique égorgeant des bambins. Et il est vrai que Dostoïevski a été parmi les premiers à humaniser les criminels.
Alors le rapport avec BioShock, il est où ? Apparemment dans le fait que le méchant du jeu a créé une cité sous-marine, Rapture, qui a mal tourné, mais bien évidemment il espérait initialement en faire un havre de paix. On retrouve donc l’idée d’un mal pour un bien, l’enfer est pavé de bonnes intentions, etc. etc. Mais j’ai envie de dire qu’à part dans les comic books ou les James Bond, il est assez normal que le méchant d’une histoire « croyait bien faire ». À partir du moment où l’on veut créer un personnage un minimum réaliste, il faut bien lui trouver une motivation d’agir, y compris pour faire le mal. Alors il est vrai que les jeux vidéo ne nous ont pas habitués à la subtilité en matière de scénario et de caractérisations, mais cela n’a pas toujours d’importance non plus. Or les joueurs ont crié au génie avec BioShock comme les cinéphages qui pensent que le cinéma a été inventé en 1979 ont loué The Rock (1996) parce que le méchant Ed Harris avait de « bonnes » raisons de menacer San Francisco avec des missiles volés. Je ne suis pas certain que Michael Bay ait cité Crime et châtiment dans les featurettes du DVD, et j’aime mieux pas vérifier à vrai dire… Car à ce moment-là, on peut trouver une palanquée d’autres films ou de jeux vidéo qui se réclament de Dostoïevski !

The House of the Dead, un jeu dostoïevskien… ou pas !
Prenons par exemple le jeu vidéo The House of the Dead, lui aussi de 1996, et qui porte en plus le nom anglais d’un roman de Dostoïevski, connu chez nous sous le titre Souvenirs de la maison des morts ! Et pourtant, ça n’en est pas franchement une adaptation. C’est un chouette rail shooter à l’ambiance plutôt lovecraftienne, dans lequel des enquêteurs doivent empêcher le Dr. Roy Curien de répandre un virus qui transforme les gens en zombis – c’était l’année de Resident Evil, hein ? Alors bien sûr, dit comme ça, le méchant a l’air d’un classique savant fou atteint d’hybris, mais figurez-vous que dans le troisième épisode de 2002, on apprend qu’en fait il a développé ce virus en voulant soigner son fils d’une maladie incurable. Sortez les mouchoirs… Bref, vous m’avez compris. Ce qui intéresse réellement l’écrivain russe, ce ne sont pas les motivations de son personnage, mais le fait qu’après avoir commis son crime, il réalise peu à peu que non seulement le monde n’en est pas meilleur, mais que son meurtre a même eu des conséquences imprévues bien pires. Le remords le rend alors littéralement malade, au point d’aider les policiers dans leur enquête, au départ peut-être par arrogance et par jeu, mais au final parce qu’il ne supporte plus d’être un fugitif.
Mais une fois au camp de travail, alors que Dostoïevski a pourtant connu ce genre de lieu et y a justement consacré un livre à charge cité dans le paragraphe précédent, Raskolnikov est enfin apaisé, d’autant qu’il a désormais trouvé l’amour. Or malheureusement, cette question du remords et de la rédemption n’est quasiment jamais abordée par les œuvres qui se réclament de Crime et châtiment. Par exemple, même si reconnais tout à fait que Match Point a constitué un retour en forme de Woody Allen en 2005, le film m’a profondément heurté par sa manière de trahir Dostoïevski tout en cherchant clairement à lui rendre hommage – et le cinéaste a cité des tas de fois l’écrivain russe depuis… En un sens, cette trahison est volontaire. Dostoïevski, qui était très méfiant de l’arrivée du socialisme (soviétique, hein ?), montre justement que tuer pour un monde meilleur n’a pas de sens, et préfigure ainsi les dérives sanglantes de la révolution à venir. Mais dans le film de Allen, si le héros est aussi un jeune intellectuel arrogant, c’est un riche. Et du coup, à part une apparition onirique là encore inspirée par le livre, le protagoniste ne semble avoir aucun remords, et en plus – attention spoiler – il s’en sort à la fin, mais grâce à un sacré coup de chance !…

Woody Allen n’a en tout cas pas marqué de points avec moi…
Alors bien sûr, Woody Allen essaie sans doute de nous dire que les riches s’en tirent toujours mieux que les pauvres, sauf que c’est plus le destin que son argent qui le sauve, donc. Mais surtout, c’est au final une vision très cynique et plutôt misanthrope de la vie, qui doit en séduire plus d’un j’imagine, mais qui est à l’opposé de la vision humaniste de Dostoïevski, qui ne veut pas croire qu’on puisse tuer sans être tourmenté à vie. Alors forcément, j’ai bien plus apprécié Le Rêve de Cassandre (2007) du même cinéaste, où le personnage de Colin Farrell colle davantage à l’esprit du roman. Mais il est intéressant de noter que celui d’Ewan McGregor, tout en étant lui aussi de condition modeste, est davantage attiré par le luxe et éprouve du coup nettement moins de remords que son frère. Par la suite, le réalisateur s’est cantonné à de multiples références, jusqu’à L’Homme irrationnel (2015) qui revisite une nouvelle fois le thème du « meurtre pour la bonne cause » mais qui n’apporte finalement pas grand-chose de plus. Et puis la partie thriller du film n’intervient qu’à mi-parcours, après une moitié comédie romantique plus dans l’esprit des autres films du cinéaste. Du coup, tout cela arrive comme un cheveu sur la soupe, selon moi, et tout se résout par une pirouette.
En un sens, il me semble que Woody Allen est beaucoup plus dans l’esprit de la tragédie, dans laquelle les hommes sont les jouets du destin, alors que l’approche de Fiodor Dostoïevski me semble plutôt naturaliste. Et ses personnages sont davantage déterminés par leurs choix, ce qui est forcément plus signifiant. Je dois avouer que je n’ai vu aucune des six ou sept adaptations cinématographiques du roman, même si j’ai eu l’occasion de voir une retransmission de l’adaptation théâtrale de 2001 par Robert Hossein. Et celle-ci ne m’a pas vraiment convaincu, sans doute parce que le point de vue très subjectif du roman, ponctué de séquences de rêves et de délires fiévreux, me semble peu adapté à la scène. Hossein a quand même fait l’effort d’adapter certains rêves et offre comme à son habitude des choix de mise en scène audacieux (le décor sur roulettes !), mais le choix vraiment discutable de faire interpréter un jeune étudiant par Francis Huster, l’homme qui a ruiné Parking de Jacques Demy en prenant le rôle créé pour David Bowie, n’aide vraiment pas… À ce jour, l’adaptation qui m’a paru la plus fidèle est L’Étudiant (2012) du réalisateur kazakh Darezhan Omirbaev, même si la transposition dans un cadre contemporain est compliquée.

Mother (2009) de Bong Joon-ho
Le réalisateur est évidemment obligé d’aller assez vite sur la première partie qui caractérise le personnage, et après un prologue qui aurait pu se suffire à lui-même, il nous ajoute des cours d’économie capitaliste pour le moins caricaturaux. Dans une interview, Alfred Hitchcock avait déclaré qu’il lui aurait été facile d’adapter Crime et châtiment, ce qui peut sembler prétentieux même si le livre est encore une fois avant tout un roman policier. Comme je l’expliquais dans cet article sur le catch, le génie de Dostoïevski réside en partie dans le fait qu’il nous met du point de vue du meurtrier, si bien que l’on a peur qu’il se fasse prendre, ce qui est en soi immoral. On retrouve d’ailleurs cela très bien dans l’hitchcockien La Femme infidèle (1969) de Claude Chabrol, lorsque l’on craint qu’un cadavre jeté dans un étang ne disparaisse pas… Ce qui m’incite à penser que, davantage qu’Hitchcock, Fritz Lang aurait sans doute signé une adaptation parfaite, lui qui adorait les personnages qui finissent par se trahir (« Mais comment savez-vous de quelle manière la victime a été tuée ? ») à force de s’enliser dans leurs mensonges. À défaut, il me semble tout de même avoir retrouvé l’esprit humaniste de l’écrivain russe dans le sous-estimé Mother (2009) du Coréen Bong Joon-ho.