Plus tard ce mois-ci, je vais avoir quarante balais et H.P. Lovecraft aurait donc eu cent-trente ans le même jour… Je ne sais pas si quelque chose est prévu mais l’écrivain est à la fête depuis pas mal d’années, le domaine public aidant. Ce qui complique les choses est qu’il fait partie des artistes ciblés par la cancel culture et, comme hélas souvent avec les chantres de ce mouvement, ils ont tendance à faire comme si l’œuvre n’avait jamais existé sans l’avoir lue… Or même si je ne trouve pas pertinent de séparer l’homme de l’artiste, ça l’est beaucoup plus de séparer les deux de l’œuvre. Certains justifient de ne pas le faire parce qu’ils estiment qu’il l’a précisément construite sur sa peur de l’autre, mais cette vision me semble quand même réductrice ; le fait que ses narrateurs découvrent parfois (avec horreur, certes) qu’ils sont eux-mêmes des hybrides (Arthur Jermyn, Le Cauchemar d’Innsmouth par exemple) pourraient même laisser penser qu’il a fini par comprendre que nous étions tous le résultat d’un métissage. Après tout, il a épousé une femme juive et a renié ses écrits contenant des passages ouvertement racistes, comme L’Horreur de Red Hook (1925). De toute façon, je pense qu’il est contre-productif de censurer une œuvre, et quand j’en vois sur Twitter prétendre que séparer Roman Polanski de son œuvre c’est comme séparer Hitler de Mein Kampf… Enfin bref.
En plus, je trouve qu’un jeu comme The Sinking City (2019), aussi bancal soit-il sur certains points comme beaucoup de jeux signés Frogwares, est parvenu à respecter l’esprit de Lovecraft tout en abordant de front la question du racisme – et pas seulement parce qu’ils ont mis un carton pour expliquer le « contexte » au début du jeu… Quoi qu’il en soit, ce n’était pas le seul jeu basé sur l’univers de l’écrivain sorti l’année dernière, loin de là. Mais le souci quand tout le monde se met à adapter la même chose plus ou moins directement, c’est que beaucoup se jettent sur une licence « gratuite » sans vraiment la comprendre. Et l’un des malentendus les plus fréquents concernant Lovecraft tourne autour de la nature de même de l’horreur ! Donc comme je l’avais fait pour Crime et châtiment il y a déjà près que de quatre ans, je vais tenter d’expliquer pourquoi certaines œuvres inspirées par cet univers sont, à mon humble avis, totalement à côté de la plaque… Et plus précisément avec le diptyque espagnol Le Territoire des ombres (2010-2011) visionné récemment sur Amazon Prime, donc en VF comme hélas trop souvent avec les films de genre sur la plateforme. Mais tout d’abord, il me faut expliquer la différence (que je fais) entre horreur gothique et matérialiste.
L’horreur est née en littérature avec le roman gothique, influencé par les contes et démocratisé par Frankenstein (1818) et Dracula (1897), même si le premier est déjà un précurseur de l’horreur matérialiste pour moi, hormis sa tonalité clairement romantique. Et même si le genre doit son nom à l’architecture et aux vieux châteaux qu’on y trouve en général, l’horreur gothique se caractérise à mon avis par sa dimensions spirituelle : fantômes, religion, au-delà, etc. Or H.P. Lovecraft est considéré comme l’inventeur de l’horreur matérialiste, un style influencé par la science-fiction. Là où ce n’est pas aussi évident, c’est qu’en tant que précurseur, il est encore inspiré par les maîtres du gothique et en particulier Edgar Allan Poe. De ce fait, on se trouve parfois dans un entre-deux avec des extra-terrestres qui tiennent aussi de la divinité, des cultes, des rituels, des invocations et autres artefacts. Mais la troisième loi d’Arthur C. Clarke (« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ») permet de voir les choses différemment… Et c’est une horreur, aussi cosmique soit-elle, qui est non seulement plus vraisemblable mais ouvre la porte à des histoires modernes basées sur les dimensions, les mutations, la chimie, la psychiatrie, les infections et autres parasites.
En passant, l’une des raisons du succès des zombis tient peut-être à son genre à mi-chemin entre les deux types d’horreur. D’un côté, le zombi relève de l’horreur gothique via ses origines liées au vaudou et son statut de mort-vivant (donc de revenant), et George A. Romero évoquait lui-même « l’enfer » dans ses films, justifiant sa pandémie par un manque de place dans l’au-delà… Mais d’un autre côté, il relève de l’horreur matérialiste via les thématiques de l’infection et du cannibalisme. Je me faisais d’ailleurs récemment la remarque que la série Resident Evil semblait davantage se réclamer de la seconde dans sa version originale connue en tant que Bio Hazard (« menace biologique ») au Japon, alors que le titre occidental relève plus franchement du gothique. Et pourtant, même s’il y a un vieux manoir, les joueurs ont tendance à oublier qu’il est avant tout question de virus, et que les zombis y côtoient les animaux mutants. Mais bien entendu, les développeurs de jeux vidéo et en particulier les Japonais ont tendance à picorer dans les références comme à un buffet à volonté, et il n’est pas du tout étonnant de trouver un mélange hélas pas très cohérent des deux…

Re-Animator (1985) extrapole énormément les nouvelles de Lovecraft, mais au moins c’est de l’horreur matérialiste
Or il en est naturellement de même dans le cinéma, où Lovecraft a parfois servi d’argument de vente pour être finalement adapté très librement, comme avec Roger Corman qui l’a d’ailleurs « amalgamé » avec ses adaptations d’Edgar Allan Poe. Cependant, même si certains puristes trouvent que les siennes ne sont pas très fidèles, il faut au moins reconnaître à Stuart Gordon, qui nous a hélas quittés récemment, que lui ne s’est jamais écarté de l’horreur matérialiste (du moins quand il a adapté Lovecraft bien entendu), et qu’il s’est même bien plus concentré sur la body horror popularisée par David Cronenberg et Paul Verhoeven. Or ce n’est vraiment pas le cas du diptyque Le Territoire des ombres (2010-2011)… En même temps, je m’étais d’emblée douté qu’il y aurait un problème avec le sous-titre de la première partie, Le secret des Valdemar, référence évidente à La Vérité sur le cas de M. Valdemar (1845)… d’Edgar Allan Poe, sachant que les films s’appellent carrément La Herencia Valdemar dans leur pays natal. Alors certes, le clin d’œil n’aurait pas gêné Lovecraft, au contraire même, mais le fait qu’il y soit question d’un homme se lançant dans des expériences occultes pour ressusciter sa femme nous renvoie bien plus à Poe et au roman gothique. Du reste, même si j’avoue avoir regardé l’ensemble assez distraitement, c’est un gloubiboulga horrifique option name dropping avec Bram Stoker et Aleister Crowley.
Et au-delà de ça, c’est assez ennuyeux, avec beaucoup de séquences étriquées et qui traînent en longueur pour économiser le budget qu’on imagine limité. Le réalisateur, José Luis Alemán, s’en est justifié en expliquant que Lovecraft est difficile à adapter du fait que ses écrits sont plus orientés sur les descriptions que les dialogues (pas faux), et qu’il a donc préféré signer un scénario original qui en respecte l’esprit (ahem) tout en inscrivant davantage le récit dans la réalité historique pour lui donner plus de crédibilité (triple ahem). Ah, et il a voulu s’écarter du style d’horreur à la mode pour aller vers quelque chose de « plus doux et romantique » – donc tout l’opposé de Lovecraft, en somme. Après, il faut être honnête ; les amateurs de l’écrivain ont toujours été tiraillés entre le fait de ne pas trop en montrer, et l’envie de voir matérialisées des descriptions souvent (volontairement) abstraites, voire contradictoires. Mais j’imagine mal qu’ils seront satisfaits de voir un Cthulhu modélisé de manière bien banale en images de synthèse, et qui tient plus du kaijū idiot que de la divinité cosmique. Et surtout de voir H.P. Lovecraft en personne faire léviter le Necronomicon… Au secours.